La croissance économique illimitée : entre menace et croyance

Qui pour croire encore que la croissance infinie sauvera notre espèce, notre planète et ses écosystèmes?

Une actualité scientifique marquante

Un événement majeur et inédit dans le domaine de la santé publique se produit actuellement. En effet, depuis septembre 2021, 220 revues scientifiques médicales parmi les plus prestigieuses du monde publient le même article. Ainsi elles lancent un appel unanime et solennel (1, 2).
Le lien entre croissance économique et danger pour la santé de la population est ici en cause :

« La plus grande menace pour la santé publique mondiale est l’incapacité persistante des dirigeants mondiaux à maintenir l’augmentation de la température mondiale en dessous de 1,5°C et à restaurer la nature.
Des changements urgents doivent être apportés à l’échelle de la société et conduiront à un monde plus juste et plus sain. En tant que rédacteurs en chef de revues spécialisées dans le domaine de la santé, nous appelons les gouvernements et les autres dirigeants à agir. »

Cet appel est à rapprocher des conclusions du 6ème rapport du GIEC parues en 2022. Dans ce rapport, les auteurs synthétisent les informations scientifiques, techniques et socio-économiques relatives au réchauffement climatique, recueillies à partir de 14 000 études réalisées par 234 scientifiques de 66 pays. Ils y énoncent ensuite un « résumé pour les décideurs ».
Enfin ils mettent en avant l’impérieuse nécessité d’actions fortes, rapides et durables. Ces actions doivent viser notamment une réduction des émissions de CO2, méthane et autres gaz à effet de serre.

Pour le GIEC, aujourd’hui, c’est un fait établi et sans équivoque que le réchauffement de l’atmosphère, des océans et des terres est dû aux activités humaines. Or une grande part de ces activités est dédiée à la recherche de la croissance.

Une actualité politique

Malgré toute cette mobilisation de scientifiques, les gouvernances continuent à promouvoir une croissance économique sans limite.

Observons par exemple un haut responsable politique s’exprimer à propos de la généralisation de la 5G dans les avions (3) :

« La 5G permettra des services innovants pour les personnes et des opportunités de croissance pour les entreprises européennes »
« Le ciel n’est plus une limite… »

Les missions de ce commissaire européen (4) évoquent une situation de double contrainte : développer la croissance et tendre vers la neutralité carbone. Cette injonction contradictoire au regard du consensus scientifique sonne comme la persistance d’un attachement non rationnel à un modèle qui a perdu de sa pertinence.

Questionner les modèles

Notre espèce Sapiens démontre souvent ainsi combien est développée sa capacité à construire des modèles qui dépassent les réalités physiques et biologiques, doublée de sa tendance à s’y inscrire au long cours sans les remettre en question (5). En résultent souvent à terme des conséquences ambivalentes :

Des religions sources de cohésions et/ou de répulsions ;
Des idéaux politiques sources de structuration et/ou d’asservissement ;
Une conception de la vie source de respect de la biodiversité et/ou de sa destruction…

Ce n’est pas tant la pertinence ou la fonctionnalité d’un modèle qui entraîne une dérive, mais la tendance à s’y attacher définitivement, au point de le sacraliser.

La conception linéaire du progrès popularisée en Occident au 18ème siècle illustre bien ce phénomène (6,7). Elle a engendré un modèle construit autour de l’envie de repousser sans cesse les limites scientifiques, techniques, économiques. Cela été le principal levier de prospérité pour notre espèce.

Mais ce modèle nous a mené aussi à des comportements consuméristes qui entraînent aujourd’hui la dégradation massive de notre écosystème (8) jusqu’à devenir « la plus grande menace pour la santé publique mondiale ».

Ce n’est donc pas le progrès en lui-même qui pose problème, mais l’impuissance à remettre en question la nécessité de son application sans mesure dans tous les domaines.

Oser questionner le modèle de la croissance illimitée

La primauté du PIB comme révélateur de prospérité pose question alors que des voix prestigieuses appellent à considérer d’autres indicateurs. En effet, les chiffres de la macro-économie ne sont pas des indicateurs suffisants. Le taux de croissance notamment ne reflète pas le niveau des inégalités, les conséquences sur le climat, l’état de santé mentale et physique, l’accès à l’éducation, à l’eau, aux soins.

De plus, selon Esther Duflo, cela « conduit les pays à tordre leurs politiques dans la direction de la poursuite de la croissance, ce qui est souvent illusoire car il n’y a pas de recette magique, […] et les conséquences en sont parfois dangereuses pour la population, entraînant par exemple une destruction des filets de protection sociale… »

Le PIB : un indicateur insuffisant

Pourquoi le discours politique demeure-t-il fixement axé sur le taux de croissance?
Que dire de cet attachement quasi-religieux à un modèle rendant aveugle aux réalités du monde?
Quelle place pour les limites physiques de la planète et l’expression des besoins de sa population? (9)

A l’aune des centaines de millions de morts que pourrait provoquer la croissance sans limite et des milliards de victimes probables, bien d’autres questionnements semblent devenir secondaires (10)

Si malgré cette menace majeure le modèle économique dominant actuel n’est pas remis en cause, peut-on dire qu’il cesse d’être un modèle pour devenir une croyance?

Drs. Nicolas Dritsch et Marie-Hélène Haye

Bibliographie: